Pour la Russie, l’Europe est, depuis des siècles, un pôle d’attraction qui a déterminé et qui continue de déterminer son identité civilisée. Pour l’Europe, la Russie est, à la fois, un défenseur et une menace, défenseur contre les hordes tataro-mongoles, les Turcs, les nazis et fournisseur (le plus fiable parmi les autres fournisseurs, indignes de confiance) de matières énergétiques que l’Europe produit en quantités insignifiantes. Mais, en protégeant les autres et en se défendant, la Russie a mené une offensive, en prédominant parfois en Europe ou dans certaines de ses régions. Mais, en suivant la voie européenne, elle n’a jamais été tout à fait européenne et, d’ailleurs, il ne pouvait en être autrement.
Ces dernières années ont embrouillé à l’extrême les rapports russo-européens. Après avoir remporté un succès immense et édifié une civilisation post-européenne reposant sur la négation de la violence, de l’individualisme et de la souveraineté partielle, après avoir créé une société confortable pour ses habitants et, l’essentiel, après avoir surmonté son histoire de guerres et d’hostilités, l’Europe a perdu une orientation stratégique. S’étant élargie à 27 pays, elle ne sait que faire ensuite, de plus, elle n’a aucune stratégie à l’égard de la Russie.
Après avoir secoué les entraves du communisme, notre pays s’est tourné vers l’Europe, mais il s’est avéré qu’il n’était pas le bienvenu et, surtout, que l’Europe était devenue post-européenne, différente de celle qui était attrayante pour nous. En fin de compte, la Russie a également perdu son ancien repère.
Cette perte réciproque a été particulièrement ressentie ces dernières années. Au début de ces dix dernières années, les deux parties avaient pris des initiatives réciproques et engagé le dialogue, mais il s’est avéré vide de contenu. En fin de compte, le rapprochement s’est limité à l’adoption de documents stériles sur les quatre espaces. La situation s’est aggravée, car, après l’élargissement de l’UE, les forces traditionnellement antirusses se sont renforcées en Europe qui estime maintenant que Moscou a emprunté une voie non européenne, voire anti-européenne, dans sa politique intérieure et, partiellement, dans sa politique étrangère. En Russie on tient le raisonnement suivant : l’Europe s’est égarée en cherchant sa voie et s’est affaiblie. Bref, selon la pire tradition politique russe multipliée par la réaction à notre humiliation subie au cours des années 90, nous avons commencé à parler aux Européens avec morgue, sinon avec dédain. Ces derniers mois, après l’évolution fantastique de l'”affaire du polonium» et, surtout, après la critique européenne des actions de la Russie qui a fait monter les prix des matières énergétiques destinées à la Biélorussie, on a l’impression que, quoi que fasse la Russie, elle sera toujours réprouvée. L’influence morale et politique de l’Europe a été entièrement sapée.
Sur cette toile de fond, même la critique anodine de faits vraiment révoltants en Russie n’est pas interprétée comme le désir d’apporter un secours.
Le dialogue s’est réduit à un marchandage rigide dans le secteur énergétique. La pression devient plus dure, même cynique. On demande à la Russie de renoncer au monopole des oléoducs et des gazoducs, de fait déjà détenu par la Norvège, membre de l’UE. On exige l’accès des compagnies étrangères à l’extraction des ressources minérales russes, bien que partout dans le monde cet accès soit refusé par les Etats sollicités. La Russie est probablement choisie en tant que «maillon faible». Il est impossible de faire pression sur les Iraniens ou les Saoudiens en réclamant cet accès. On peut influer sur les Ouzbeks, les Turkmènes ou les Kazakhs, mais la majeure partie de leurs ressources passe par la Russie.
Pour l’instant, la Russie se sent forte et elle n’a pas l’intention de céder, semble-t-il. Les propos sur la construction des oléoducs et des gazoducs autour de la Russie ne lui font pas peur. Au contraire, ils renforcent plutôt son désir de poser des tubes dans l’Est et de renforcer encore plus ses positions sur le marché. Le nouveau traité entre la Russie et l’UE qui doit remplacer l’Accord de partenariat et de coopération datant de 1994 n’est pas prévisible ou peut devenir un nouveau document purement bureaucratique.
Que faire dans cette situation qui ressemble à une impasse? Il ne faut pas être grossier, mais il ne convient pas non plus de capituler : les concessions ne feraient qu’entraîner de nouvelles revendications.
Ainsi, la promesse incompréhensible donnée par nos fonctionnaires au sommet Russie-UE de Lahti d’accorder, dès 2007, des corridors aériens gratuits au-dessus de la Sibérie aux compagnies européennes a déjà provoqué une escalade des demandes de nouvelles concessions.
Mais l’impasse dans les rapports entre la Russie et l’UE est apparente. Une issue sera trouvée dans quelques années si la Russie surmonte le modèle absolument inefficace de développement politique et économique. Quant à l’Europe, elle sortira de l’impasse où elle s’est retrouvée à la suite de ses succès passés et de son incapacité de raisonner de façon stratégique aussi bien dans le présent que sur le long terme.
Les nouveaux membres de l’UE qui rejettent l’Europe en arrière et qui font parfois le jeu de ses concurrents s’assimileront.
Une nouvelle génération de leaders fera son apparition. Ils ne seront pas attachés au vieux modèle socialiste (bien que civilisé) de développement de l’Europe. Ceux qui rejettent le socialisme peuvent les aider.
Espérons que les dirigeants de l’Europe effectueront un virage à droite et rajeuniront. Je souhaite que des changements analogues se produisent chez nous. Cela entraînera un nouveau tour de rapprochement ayant à sa base non pas les rapports entre le maître et son élève, mais la concurrence sans exagération. Il ne convient pas de reléguer la Russie dans le rôle d’élève.
Le modèle de la future Europe sera déterminé. Le sommet historique de l’UE se tiendra le 25 mars, lorsque cette organisation célébrera le 50e anniversaire du Traité de Rome fondateur de la Communauté économique européenne. Les meilleurs cerveaux d’Europe élaborent la déclaration du sommet appelée à exposer la vision stratégique de l’avenir et à sortir l’UE de l’impasse.
Malgré mon profond respect et mon affection pour ces gens, je prévois qu’ils n’y parviendront pas. Pour cela, il faut soit proclamer l’orientation vers une union politique et la création d’un Etat quasi-fédératif, ce que les Européens n’accepteront pas, soit appeler à faire marche arrière, à reconnaître que l’orientation vers l’unification politique et la politique étrangère et militaire commune était erronée. Il sera difficile de le faire. Il y a également une troisième voie, celle de la création d’une superunion : l’union stratégique avec les territoires, les forces armées et le potentiel de ressources de la Russie. Mais les Européens n’y sont pas encore prêts.
Bref, il faut attendre sans marchander pour un rien et ne pas céder, il faut se rapprocher au niveau humain, culturel, au niveau des petites affaires concrètes et projets.
Nous pouvons réussir. Si nous n’échouons pas en tant que civilisation et ne nous enlisons pas dans le marais de l’isolationnisme, nous nous renforcerons et, au bout de quelques années, les Européens qui s’affaibliront inévitablement par rapport à d’autres centres pourront réfléchir sur cette «troisième voie».
Ce serait le début d’un nouveau tour de rapprochement historique entre la Russie et l’Europe, rapprochement avantageux et salutaire pour tous les Européens, de l’Atlantique jusqu’à Vladivostok.